Après deux mois d’intérieur, la sidération a fait place à l’habitude. Il nous faut encore tenir pour pouvoir reconstruire, et faire preuve de résilience. Reste à savoir ce que ça veut dire… Entretien avec Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste spécialiste du sujet.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous n’avions jamais autant fait face à notre fragilité. Malgré Fukushima et les incendies de l’Amazonie, nous nous pensions capables de repousser les catastrophes. Vous dites pourtant qu’elles ont un rôle important dans nos vies. Lequel ?

Serge Tisseron : La catastrophe, par définition, n’est pas prévisible. Elle peut provoquer un traumatisme et des facteurs de stress. Jusqu’à maintenant, la politique du gouvernement, était de rassurer les gens en leur disant « Faites nous confiance ». Avec cette pandémie, on voit que le gouvernement est tout aussi perdu que nous et qu’il ne suffit pas d’avoir confiance dans des pouvoirs institués. Les gens s’aperçoivent que la catastrophe, c’est aussi leur affaire. Les infrastructures sont très importantes et les gouvernances territoriales jouent un rôle fondamental mais les habitants aussi ont à se préparer. On ne peut pas prévoir la catastrophe mais on peut faire en sorte de créer plus de lien social et de solidarité de manière à ce que, quand la catastrophe arrivera, même si le gouvernement est perdu, les citoyens seront préparés.

La puissance de l’individu face à la catastrophe renvoie au concept de résilience qui resurgit beaucoup dans les médias. Mais la résilience, c’est quoi exactement ?

S.T. : En France, on pense que la résilience est la capacité, après un traumatisme, à se faire une vie meilleure. On se trompe. Il y a plusieurs approches de la résilience. D’abord, celle centrée sur l’individu : certains sont plus résilients que d’autres. Ensuite, celle centrée sur le processus : il y a tout un travail à faire pour que les gens deviennent résilients. La troisième conception est celle d’une force que tout le monde aurait. Une dernière approche est la résilience sociétale, l’idée que la résilience n’est pas seulement une affaire d’individus mais de société, voire du monde.

Aujourd’hui, dans les définitions internationales, le processus de résilience est décliné en quatre moments. Le premier c’est se préparer. Le second, c’est de résister. Le troisième, c’est reconstruire des infrastructures moins vulnérables, plus adaptées à des risques de catastrophes. Enfin, le quatrième moment, c’est réduire les effets traumatiques sur les personnes.

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Ce concept peut-il aussi s’appliquer aux entreprises et aux industries?

S.T. : Je crois beaucoup plus à la résilience du groupe, des organismes ou des collectivités qu’à la résilience individuelle qui est toujours hypothétique et difficile à cerner. La résilience des organismes peut être accentuée, notamment par une anticipation, une préparation et une plasticité. Ce qui est très important aussi bien chez l’individu que dans une organisation sociale, c’est la possibilité que cet individu ou ce groupe réorganise rapidement ses repères de manière à être réactif à une situation inattendue. On appelle cela la plasticité psychique pour l’individu. Mais il y a aussi la nécessité d’une plasticité organisationnelle et institutionnelle dont le gouvernement semble avoir manqué.

Certains salariés anticipent la reprise, avec hâte ou avec crainte. Si vous étiez chef ou président d’entreprise, quelles seraient les trois actions principales que vous mèneriez ?

S.T. : Il faut éviter d’essayer de reprendre le plus vite possible et « d’oublier tout ça ». Les gens ne vont pas se retrouver tels qu’ils s’étaient quittés. Il va falloir qu’ils prennent du temps pour parler de comment ils ont vécu ce moment. Sinon, il y aura peut-être beaucoup d’amertume, d’inquiétude et de colère qui seront non dites. Il faut que les gens puissent se dire leur souffrance, la faire entendre à leurs collègues, à leur patron, le dire pour soi et que ça soit entendu. Parce que si l’ensemble de gens qui travaillent ensemble ne forme pas une communauté, l’entreprise ne peut pas bien fonctionner.

Est-il possible de construire ou de développer la résilience collective et individuelle ?

S.T. : La création des liens sociaux est fondamentale pour augmenter notre résilience. Au Japon, après le tsunami, une étude a montré que des villages qui avaient été frappés par la vague du tsunami de la même manière avaient réagi très différemment et avaient des nombres de morts très différents. Les chercheurs japonais se sont aperçus qu’il y avait plus de morts là où il y avait moins d’évènements collectifs. A l’inverse, dans les villages où il y avait moins de morts, il y avait beaucoup d’occasions pour les gens de se rencontrer, de discuter, de se venir en aide. Donc au moment du tsunami, personne n’a oublié une voisine handicapée, un enfant resté seul…

Dans cette fabrication des liens sociaux, la mémoire approfondie des catastrophes peut nous aider. Le danger, c’est de croire que les catastrophes nouvelles vont ressembler aux précédentes. C’est ce qui nous a fait dire « c’est une petite grippe » parce que l’on a l’habitude de la grippe. Il ne faut pas prendre modèle dans ce qui a été fait, mais se rassurer sur le fait que l’être humain, collectivement, a des forces de résistance et de résilience considérables.

Le passé est-il la seule source de résilience ou se projeter dans le futur peut aussi aider ?

S.T. : Le problème de se projeter dans le futur, c’est que personne n’a une idée claire de ce qu’il sera. L’important, c’est de s’occuper du présent. Par exemple, ça fait du bien à beaucoup de gens d’applaudir le personnel soignant à 20 heures. Ça fait du bien aux adultes et encore plus aux enfants qui ont vraiment besoin de croire que leur monde sera vivable. Tous les gestes de solidarité, lorsqu’ils sont accomplis collectivement, sont des gestes qui nous donnent confiance dans l’humain, qui resserrent nos liens et donc nous permettent de préparer indirectement l’avenir.

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Au début du confinement, on a vu énormément d’injonctions pour transformer ce temps en un moment productif pour se muscler, se cultiver, se détendre… Comment peut-on s’aider à traverser cette épreuve psychique en laissant de côté toutes ces injonctions ?

S.T. : Ces injonctions étaient une manière de lutter contre l’angoisse du vide et de la de mort. La pandémie comporte beaucoup de risques : celui de donner la maladie ou d’être contaminé, celui de la mort physique et psychique, celui de mort sociale et professionnelle, voire celui de la mort de notre monde… Il fallait donc tout de suite proposer un trop plein pour lutter contre le trop de vide. Mais ce qui compte, c’est pour chacun de mieux comprendre ce qui est important pour lui et pour ses proches. Il faut retrouver du temps pour faire des choses simples et discuter ensemble, retrouver ces réactions de proximité qui avaient disparu dans les vies quotidiennes. On ne peut pas encore s’ennuyer tranquillement mais on peut se rassurer par les présences physiques des gens que nous aimons. Ou pour ceux qui sont tout seuls, multiplier les échanges avec les proches et anticiper le moment où ils pourront les retrouver.

Le déni de la réalité est-il facilitant pour le processus de résilience ?

S.T. : Beaucoup de gens ont affronté le premier choc traumatique par le déni. C’est bien compréhensible devant l’ampleur de ce qui nous arrivait : un confinement généralisé, plus de travail pour de nombreuses personnes, l’obligation pour certains de coexister en espace restreint. Cela a donné lieu à des réactions du type : « non, ce n’est pas possible. On va continuer à vivre comme avant. » Le problème, c’est que le retour de bâton est violent. Il faut donc vite envisager avec le maximum de sérénité possible la manière dont on va essayer de se protéger collectivement.

Comment peut-on recréer des lieux de solidarités ?

S.T. : Internet offre une formidable opportunité mais dissuade le contact de proximité. Cela éloigne parfois des autres et de soi même, de sa sensorialité. Il ne faut pas oublier que c’est dans les relations de proximité que les liens s’approfondissent. Les gens avec lesquels nous communiquons depuis le début du confinement sont notre famille, nos collègues et nos amis, c’est à dire des gens qui partagent les mêmes préoccupations, le même mode de vie et souvent les mêmes valeurs que nous. Il important de créer des évènements collectifs où les gens différents se rencontrent. Les établissements scolaires mais plus largement les places de ville et les jardins publics devraient être utilisés pour que des gens partageant les mêmes quartiers mais pas forcément le même mode de vie se rencontrent.

Dans le monde d’avant, on craignait les excès des écrans. Aujourd’hui, notre lien social est entièrement numérique. Est-ce un tournant majeur ?

S.T. : C’est un tournant majeur. Mais la période du confinement a d’abord été une période dans laquelle les gens ont fait davantage ce qu’ils faisaient avant le confinement. Ceux qui utilisaient la télé ou les jeux vidéo pour éviter de penser à leurs problèmes l’ont probablement fait encore plus. Pareil pour ceux qui avaient déjà créé un groupe WhatsApp familial ou qui encourageaient leurs enfants à faire des activités de création. Cela veut dire que les disparités d’usages et les disparités sociales vont être encore plus criantes entre ceux qui ont démultiplié les possibilités de découvrir tous les usages d’Internet et ceux qui ont continué leur pratique stéréotypée. La fracture sociale reste un élément dominant.

Après le confinement, il y aura a un réel besoin de socialiser, d’avoir un contact humain et d’un autre côté, une crainte de ce contact. Comment faire face à ce paradoxe ?

S.T. : Il faudra faire preuve d’empathie émotionnelle et cognitive. C’est ce que j’appelle la co-résilience, lorsque deux personnes arrivent à nouer cette relation empathique réciproque.

Il va falloir réapprendre le contact. On va y être aidé par tous les films que l’on voit où les gens se touchent, sont ensemble et font des fêtes. Il va falloir réapprendre la relation, s’habituer à porter un masque, à respecter un mètre de distance… Peut être qu’on se touchera moins mais qu’on sera amenés à utiliser plus le langage pour se dire les choses. On ne pourra pas approcher les autres mais développer une manière de dire avec les yeux, avec les intonations, avec des mots choisis, la proximité qu’on a envie d’établir. Ce n’est peut être pas une mauvaise chose.

Source : L’ADN