Soyons honnêtes un instant. Ce qui nous manque du travail, lorsqu’on le pratique à distance, ce ne sont pas tant les réunions de 4 heures, l’aloé véra mourant qui nous fixe depuis le bureau du voisin ou les vol-au-vent du restaurant d’entreprise. Ce sont plutôt ces instants passés à ne pas travailler, savoureuses minutes braconnées les pieds sur la table, à l’abri des regards, et autres débriefs salés. A vrai dire, on ne pensait pas que les conciliabules spontanés sous les néons des sanitaires nous manqueraient autant.
La pause-café téléphonique ou le commentaire de réunion Zoom en direct par SMS ont bien servi de palliatif durant quelques semaines. Mais rien n’y fait : « Faire des pauses avec soi-même n’est pas très intéressant. Et on ne va pas s’écrire sur Skype pour faire semblant de se rencontrer autour d’une tasse de café », résumait Marianne*, une acheteuse parisienne de 33 ans.
En bref, pauses et échanges informels, ragots compris, n’ont pas la même saveur en télétravail. Et quel drame !
Bavardage évaluatif
Le ragot, ce petit récit croustillant défini poliment comme un « bavardage évaluatif concernant des individus », a mauvaise réputation. Parce qu’il serait forcément négatif, il empoisonnerait la vie d’entreprise. Il peut en effet s’avérer toxique lorsqu’il s’agit d’exclure un membre d’un groupe ou de lui nuire, qu’il soit utilisé par les salariés ou par leur hiérarchie. « J’ai vu des responsables des ressources humaines qui monnayaient les ragots en échange de congés », raconte Aurore Van de Winkel, docteure en information et communication à l’université belge de Louvain.
En réalité, le commérage est majoritairement neutre, selon cette étude, et pratiqué sans distinction de genre. Et surtout, il est très important, nous explique la spécialiste de ces phénomènes.
Outre sa fonction divertissante, il a un fort pouvoir social. « Il nous permet de savoir à qui l’on a affaire, qui est ami avec qui, qui a le pouvoir dans un collectif, qui est le maillon faible », énumère Aurore Van de Winkel. Traîner et discuter à la machine à café permet de saisir avec finesse le mode de fonctionnement d’une entreprise, ses normes.
Le fait même de partager ces « bavardages évaluatifs », la complicité des confidences caféinées, est aussi une source de cohésion : le ragot nous rapproche, lie des alliances et des amitiés. Pour l’anthropologue Robin Dunbar, il est même l’équivalent humain du toilettage mutuel des primates – idée certes peu séduisante lorsqu’on la transpose à un cadre professionnel –, en ce qu’il permet de créer des attaches. Le professeur de psychologie évolutionniste va jusqu’à avancer que le langage s’est développé dans l’unique but de ragoter.
Pendant le confinement, Anne*, cheffe de projet dans un cabinet de conseil francilien, a pris l’habitude de retrouver ses collègues trois fois par semaine à 9h15, pour une pause-café virtuelle inscrite à l’agenda. L’avantage : « On n’a pas à baisser la voix pour ne pas être entendus, comme en open space. » Mais cela n’a pas le charme et la spontanéité du blabla d’entreprise sur site. « En présentiel, quand on entend que quelqu’un a besoin de débriefer après un appel difficile, on peut le deviner », avance-t-elle. Ces moments d’échanges informels permettent de faire baisser la tension.
Être improductif, c’est bon pour tout le monde
« On sait depuis longtemps, en psychologie sociale, que la dimension relationnelle, les amitiés, la cohésion sociale protègent la santé du travailleur. Les travaux montrent que cela lui permet de mieux faire face au stress, que cela protège du burn-out et contribue à l’épanouissement professionnel », abonde Emilie Vayre, professeure de psychologie du travail et des organisations. Et cela arrange tout le monde : « Mieux on sentira au travail, plus on sera productif, performant et plus on réalisera un travail de qualité. »
Les entreprises qui installent des espaces de détente faussement cool dans leurs locaux et embauchent des « managers du bonheur » l’ont bien compris : au-delà du seul ragot, les échanges informels et les temps morts, pourvu qu’ils ne soient pas trop longs, leur sont très utiles. Et que retenir de l’expérience de celles qui abandonnent le télétravail à temps plein après avoir constaté qu’il était mauvais pour la créativité des salariés ? Que ce n’est pas la couleur de la moquette qui manquait aux équipes sous-stimulées, mais les discussions avec leurs collègues.
Ce lien entre bien-être au travail et productivité, qui semble aujourd’hui d’une grande banalité, a été mis en évidence dès le XXe siècle, apogée du taylorisme, notamment grâce aux travaux du psychologue et sociologue australien Elton Mayo (1880-1949). En 1923, il se rend dans une usine textile de Philadelphie à l’ambiance morose : les travailleurs trouvent leur travail fatigant, sans intérêt et s’estiment mal payés. Les primes aux rendements n’y font rien : la production ne dépasse pas 70 % des objectifs fixés.
Elton Mayo introduit alors le droit à deux pauses de 10 minutes dans la journée, puis l’arrêt des machines pendant ces pauses, et finalement la possibilité pour les travailleurs de choisir leur moment d’oisiveté. La production atteint 86,5 % des objectifs lors de cette dernière phase.
Déculpabilisez donc quand vous prenez 20 minutes pour décrire avec gourmandise à votre collègue le dernier drame de l’open space : votre employeur en profite aussi.
Être improductif, c’est bien en soi
S’ils sont si utiles, pourquoi ces temps morts restent-ils mal vus ? « Le capitalisme a depuis toujours considéré la lutte contre le temps improductif comme un grand combat logistique et managérial », rappelle Fanny Lederlin, autrice des « Dépossédés de l’open space » (éd. Puf, 2020). « Les travailleurs, eux, ont toujours réussi à trouver des temps improductifs dans leur journée », qu’ils travaillent en bureau ou à l’usine.
Pour la philosophe, flâner dans les couloirs, perdre son temps avec ses collègues ou zoner indéfiniment sur internet répondent à la même logique que la perruque ouvrière, cette pratique qui consiste à utiliser les matériaux de l’usine sur son temps de travail pour fabriquer des objets pour soi (moules à gâteau, bancs de jardin, jeux d’échec…).
« J’identifie dans ces pratiques, ces temps volés, des espaces de liberté et de micro lutte dans lesquels on peut installer un grain de sable dans le rouage impeccable de la mécanique productiviste, qui nuit à notre rapport à la nature, aux autres, à nous-mêmes, et qui dégrade nos conditions de travail. »
Elle cite le philosophe Michel de Certeau, qui décrivait dans « l’Invention du quotidien » (éd. Folio, 1980) les petites indisciplines, ces espaces de liberté qui permettent au sujet de respirer dans une structure.
Au-delà du plaisir que l’on peut ressentir à gripper la machine, ces flâneries sont aussi, explique Fanny Lederlin, une façon de retrouver du sens et de la responsabilité dans son travail :
« Lorsqu’on pratique l’humour ou l’ironie en réunion, que l’on rit bêtement avec un collègue, que l’on se retrouve à la machine à café, on met de l’espace entre l’ordre et l’exécution et on développe une forme d’esprit critique et de prise de distance avec les consignes qui nous sont données. Et cette distance est essentielle à la pratique responsable de son métier. »
« Repli vers la sphère privée »
Chef d’une entreprise de télécoms d’une cinquantaine de salariés, Laurent Bacca est convaincu de l’importance des temps d’échanges informels. Mais depuis la fin du confinement, il remarque qu’il est plus difficile de réunir, même à distance, ses salariés qui sont toujours en télétravail : « On se concentre désormais sur d’autres cercles comme la famille, les amis. C’est très bien. Mais celui du travail est aussi important. »
Avec le télétravail, « plutôt que des échanges informels dans l’espace public du bureau, on va vers une fuite et un repli vers le confort et la paix de la sphère privée », observe aussi Fanny Lederlin. Lorsque chacun travaille chez soi, les nouvelles indisciplines seront « de regarder une série à 14 heures, d’aller faire son potager ou de partir plus tôt en week-end » :
« Ce sont indéniablement des espaces de liberté, mais qui ne vont pas dans la construction d’un espace public ou d’une solidarité collective. C’est un sabotage qui renforce l’atomisation à l’œuvre plutôt qu’il ne la conteste. »
Source : NouvelObs