En France, un actif sur cinq a songé à quitter son emploi durant la crise sanitaire. De l’idée au passage à l’acte, encore faut-il anticiper pour éviter quelques déconvenues.
Août 2016. Heure de pointe sur le RER A, direction La Défense. Sophie trépigne d’impatience devant la montée des escalators qui mènent à la sortie du métro. Comme d’habitude, même en plein cœur de l’été, le périmètre est saturé. Les hommes en costume-cravate et les femmes en tailleurs et talons aiguilles s’agglutinent en une file indienne opaque qui n’avance pas. Le temps lui paraît interminable. Alors qu’elle enjambe l’escalator, une question lui traverse l’esprit: «Vais-je vivre la même rengaine chaque matin toute ma vie, alors que je n’ai que 40 ans?»
Un an plus tard, cette fiscaliste habituée à «ne produire que du papier» opère un virage à 180 degrés. Direction: la pâtisserie. Malgré son salaire confortable dans une multinationale française spécialisée dans les transports, Sophie n’hésite pas une seconde.
Après un CAP de plusieurs mois, elle entre en stage dans l’une des meilleures maisons parisiennes. Mais elle déchante rapidement: horaires à rallonge, charges très lourdes à porter, remarques cassantes: «J’avais l’impression d’être à l’armée. On vous met dans un moule et vous n’avez pas votre mot à dire. Revenir sur les bancs de l’école, c’est une chose. Mais changer de carrière à 40 ans pour vous faire gueuler dessus par des gamins de 19 ans, c’est dur», poursuit-elle. Au bout d’un an et demi, alors qu’elle multiplie les cours de pâtisserie à domicile et qu’elle dépense la moitié de son capital dans la création de site ou de cartes de visite, rien n’y fait. Un soir de mai 2019, elle fond en larmes et arrive à cette conclusion: «Ce projet de reconversion n’est pas ce que je veux vraiment, c’était une erreur.»
AVOIR POUR MÉTIER SA PASSION, UNE ILLUSION?
En 2009, Anne-Valérie Rocourt claque la porte du métier qu’elle exerçait dans le monde de la finance pour tenter de vivre de sa passion, la décoration. «En quittant l’univers des chiffres et des réunions, j’aspirais à plus de créativité, de libertés. Mais je ne voyais que le côté rose de la décoration», explique-t-elle. Après une formation à l’école Boulle à Paris, l’une des plus prestigieuses en la matière, Anne-Valérie crée sa propre société en 2010. «Apprendre à manipuler des maquettes, c’était jubilatoire.» Son enthousiasme est rapidement réfréné devant les tâches administratives qui s’accumulent et dont elle pensait être débarrassée: «D’abord, la passion est un piège. Il y a celles et ceux qui n’ont pas de véritable passion, et qui de ce fait se sentent presque coupables de ne pas être animés par cette flamme. Et puis, lorsqu’on se reconvertit, on oublie souvent que le métier d’entrepreneur doit aussi s’apprendre», commente-t-elle
Pendant près de deux ans, Anne-Valérie poursuit ses projets, embauche du personnel et organise des événements, malgré les signaux psychologiques et physiologiques d’un malaise intérieur. «Il fallait que je sois à la hauteur de mes investissements financiers, mais aussi des personnes qui avaient cru ou non en moi. Je m’étais construit une vraie prison dorée.» Un malaise et une hospitalisation plus tard, Anne-Valérie renonce à son projet auquel elle avait tant cru.
Aujourd’hui, elle a fait la paix avec cet épisode qu’elle ne considère plus comme un échec, mais comme un «tremplin». Elle s’en sert d’ailleurs comme ressource dans le cadre de sa nouvelle activité de coaching auprès de personnes qui se forment à l’entrepreneuriat.
UNE RECONVERSION N’EST PAS UNE DÉMARCHE FACILE
Et si ces histoires de changement de vie n’étaient qu’un triste miroir aux alouettes ? Car là où la génération précédente avait tendance à se contenter de ce qu’elle avait, celle d’aujourd’hui, face à toutes ces possibilités, peut avoir du mal à se satisfaire de ce qu’elle a.
En fait, il faut surtout se poser les bonnes questions, estime Yves Deloison, fondateur de Toutpourchanger.com et auteur de Réussir sa reconversion. « Une reconversion n’est pas une démarche facile ni simple, elle implique de s’y impliquer et s’y appliquer », estime-t-il.
« Il y a tout un cheminement à effectuer en amont, en remettant tout à plat : d’abord, être sûr que c’est d’une reconversion dont on a besoin. On peut se méprendre sur les raisons qui font qu’on ne veut plus faire ce job. Le fait, par exemple, d’être dégoûté de son métier à cause de chefs ou collègues : peut-être qu’il suffit de changer d’entreprise ou de statut. »
Certains reconvertis peuvent être aussi déçus parce qu’ils n’ont peut-être pas assez fait un travail d’introspection, abonde Anne-Claire Penet. « Est-il vraiment nécessaire de changer ? Est-ce que vous ne pourriez pas trouver votre bonheur avec ce que vous avez aujourd’hui ? »
LES FANTASMES DE LA RECONVERSION
Le premier écueil dans lequel risquent de tomber les néo-convertis tient au manque de préparation et à une mauvaise documentation sur le secteur professionnel visé. «Souvent, on pense qu’être son propre chef annule toutes les difficultés. Sauf que ces rapports-là existent d’une autre manière, notamment au service de la clientèle», souligne Florence Villedey, directrice de l’innovation chez Demos Groupe. La reconversion, c’est aussi une histoire de temps: «Quand on reformate son parcours professionnel, ça ne se fait pas en claquant des doigts. Ça passe par de la formation, forcément, mais aussi des phases d’expérimentation. Il faut y consacrer un an au minimum. Se reconvertir, c’est aussi changer d’identité», détaille Florence Villedey.
Cet aspect-là, Marie l’a saisi trop tard. Cette ancienne chargée de communication reconvertie dans l’horticulture par «amour de la nature» l’admet: «J’ai continué la formation, car j’étais contente de ne pas me poser de questions pendant un an. Mais, au fond, je savais que ce n’était pas fait pour moi. C’était une façon de ne pas me confronter à la réalité», reconnaît-elle aujourd’hui.
Une fois les mains «dans la terre», Marie décide de tout plaquer. Elle suit une psychothérapie et comprend qu’elle souhaitait plus que tout «fuir le salariat». Un an après cette déconvenue, la jeune femme de 29 ans s’est lancée dans la photo-thérapie, un domaine porteur de sens pour elle.
Autre élément essentiel à la réussite de son projet professionnel: être au clair au sujet de ses contraintes familiales et financières, car le projet de reconversion est avant tout un projet global. «Je recommande de réaliser des enquêtes métiers, des immersions de quelques semaines et surtout de se faire accompagner», rappelle Marina Bourgeois-Bertrel. Enfin, accepter l’erreur fait aussi partie du jeu. «Je dis toujours qu’une reconversion ratée, c’est une reconversion qui n’est peut-être pas terminée», schématise Florence Villedey. «C’est un leurre de se dire qu’avec un diplôme de plus on peut y aller les yeux fermés, ajoute Anne-Valérie Rocourt. Changer de métier, c’est aussi apprendre à y aller malgré la peur. Avoir peur est même plutôt bon signe.»
Source : Slate.fr